Jusqu’à la lie…
Le débat public actuel est largement dominé par le bilan notre équipe dirigeante. Les pourfendeurs les plus virulents parlent d’échec patent. Pourtant eu égard aux grands chantiers entamés et terminés ces dernières années, il serait peu honnête de prétendre que rien n’a été accompli. Beaucoup a été fait, le pays est plus que jamais présent aux grands rendez-vous. La côte d’ivoire mobilise avec une extraordinaire facilité des sommes mirobolantes sur les marchés financiers. Les routes, les ponts, les grands édifices, tout y passe. Comme le dit le Président de la République, l’argent travaille. Les taux de croissance annoncés sont à faire pâlir d’envie certaines nations pourtant plus nanties. Le malaise dans cette évidente marche du pays vers l’émergence, c’est que la population dans sa grande majorité, est loin d’en voir les retombées. Tout se passe comme s’il y’avait deux réalités économiques antagonistes. Une macro, qui concerne le pays et ses grands indicateurs. C’est celle-là que brandie l’Etat à chaque fois que les questions sont posées. C’est celle-là qui intéresse les organismes internationaux. La seconde réalité économique est micro. C’est elle qui intéresse la ménagère. C’est elle qui donne à manger au citoyen lambda. C’est l’économie de nos poches, celle de nos comptes en banque, résolument vides.
J’en vois certains se demander si les milliards annoncés pendant les différentes campagnes électorales n’étaient que pure démagogie politique. Pourtant des milliards publics, le pays en a eu avec les partenaires financiers ; l’Etat en a mobilisé grâce aux régies financières. Malgré tout cela, tout le monde ou presque est unanime. Ça ne va pas au pays. Le dire, ce n’est pas prétendre que le pouvoir en place ne fait rien, c’est dépeindre une réalité. J’en ai écouté certains dire qu’on ne mange pas du goudron ou des ponts. Juste une manière de dire que les infrastructures qu’on brandit à chaque fois, ne leur procurent pas la pitance quotidienne. Cela fait d’autant plus mal quand on annonce à longueur de journée que les indicateurs sont tous au vert pendant que vous demeurez au rouge vif. Je demeure convaincu que certains au sommet de l’Etat se demande comment malgré tous les efforts qui sont fait, tous les chantiers qui sont visibles, toute la masse monétaire que brasse le pays, les cris continuent à s’élever toujours plus fort pour clamer la misère. J’ai ma petite idée sur la question.
Le drame de notre situation économique actuelle, pour faire simple, se le situe à deux niveaux. Le premier sur lequel, je ne vais pas m’attarder, est lié au fait que tous les grands chantiers d’infrastructure du pays ou presque sont aux mains de grands groupes internationaux. Les ressources financières qui en sont issue, sont destinées à être rapatriées dans leur très grande majorité. Le second axe de notre marasme économique est pour ma part lié à une question qui devait paradoxalement être un gros avantage pour le pays. Notre équipe dirigeante actuelle, est une classe d’entrepreneurs. Ce qui a pour inconvénient immédiat de cloisonner la circulation de l’argent public dans un cercle économique réduit. Il n’est pas incorrect de dire que la classe des refondateurs que nous avons eu pendant 10 ans n’ont jamais été des entrepreneurs. Ils étaient surtout de bons viveurs qui ne s’encombraient pas pour créer des entreprises. Ils préféraient sans doute puiser directement à la caisse pour mener le train de vie qu’ils souhaitaient. Laissant aux entrepreneurs du pays, le soin d’avoir accès à l’argent public.
Notre drame actuel, c’est que nos dirigeants ont des dizaines d’entreprises dans presque tous les secteurs d’activité. Les frères, les sœurs, les épouses, les enfants, les neveux, les cousins, les tantes, les oncles, les amis etc… tous sont entrepreneurs. Et les marchés sont sans doute directement passés à l’entourage au détriment des autres entreprises. Je me souviens encore de ce jeune mécanicien qui est venus il y a quelques années me voir en me disant, « Vieux père, faut voir si tu peux trouver une bonne 406 je vais donner à un vieux père qui va mettre ça en location dans un circuit de l’Etat parce qu’au temps de Gbagbo ça marchait fort pour certains de mes clients. » Je lui ai dit de bien vérifier son circuit et de revenir me voir si c’est vraiment bon. Il est revenu me voir quelques temps après en me disant : « Ah vieux père c’est pas bon hein. Il parait que nos gars-là, y a certains parmi eux qui ont déjà des parcs autos qu’ils mettent dans les circuits de l’Etat là, donc personne d’autre ne peut avoir quelque chose là-bas. »
Aujourd’hui les circuits publics, ceux qui sont correctement rémunérés sont peut-être tous entre les mains de ceux qui ont le privilège d’être assez proche d’un décideur public. Tiens prenons cet autre cas. Les cartes en PVC pour les élèves et étudiants. Depuis de la mise en place de la base de données unique de l’éducation nationale. Je me suis toujours demandé qui avait ce marché-là. Imaginez si la carte coûte ne serait-ce que 2000 F et que nous avons un marché de 2 millions de personnes confiées à une seule entreprise. Cette entreprise se retrouve seule avec un marché public de 4 milliards l’année. De l’argent discret, sûr et certains. De l’argent public gagné sans effort particulier. Maintenant quand nous prenons les marchés de livraison de fournitures de bureau dans les ministères et autres administrations, les marchés d’entretiens, les marchés d’équipement etc… Avec notre classe dirigeante d’entrepreneur, sans accuser personne en particulier, il y a fort à parier que ces marchés ne sont pas loin de l’entourage.
Voyons maintenant comment dépensent ceux qui ont accès à ces marchés. Certainement pas comme le citoyen lambda. Ils ne sont ni généreux, ni dispendieux. Ils sont des entrepreneurs et ils savent combien les ressources financières sont importantes. Ils passent leur temps à thésauriser, c’est-à-dire à économiser à l’excès. A garder jalousement leur argent gagné dans le domaine public soit dans les banques en côte d’ivoire ou dans des comptes à l’étranger. Toujours est il qu’ils ont atteint en quelques années, leur niveau de saturation financière, mais que l’argent continue à couler à flot dans ce groupuscule de dirigeants-entrepreneurs. Ils ne vont pas à Treichville, au marché de Belleville faire leurs achats, ils ne le font pas non plus à Abobo ou Marcory. Ils préfèrent se retrouver discrètement à Dubaï ou Paris pour faire les boutiques. C’est cette nouvelle classe hyper-riche mais très discrète qui continue silencieusement de stocker l’argent public, pendant que les autres se demandent ou passent les milliards annoncés. Les milliards sont bel et bien là mais ils sont aux mains de ceux qui n’en ont plus vraiment besoin. Parce qu’ils en ont à ne plus savoir quoi en faire.
Pourtant il suffirait d’élargir l’assiette des bénéficiaires de circuits publics correctement rémunérés, pour assister une redistribution particulièrement bénéfique des ressources. Les exemples de marchés publics, gros ou petits passés pas trop loin du pouvoir sont légion. Je ne prétends aucunement qu’il faut interdire aux entrepreneurs proches du pouvoir d’avoir accès à ces marchés là, mais je demeure convaincu qu’une meilleure redistribution en faisant la promotion de nouveaux venus serait bénéfique pour tous.
Cependant il y a de sérieuses raisons de douter qu’une telle redistribution soit jamais entreprise. Il y a fort à parier que nous allons encore demeurer longtemps dans cette situation de galère. Les mêmes continueront à avoir encore et toujours plus de ressources publiques à conserver pendant que les autres continuerons de tirer le diable par la queue. Et pourtant chaque jour, on demande aux jeunes de créer des entreprises. Peut être juste pour prétendre à des marchés dans le privé. Alors que pour que l’argent puisse circuler dans le privé, encore faut-il que les vannes publiques arrosent tout le monde dans les mêmes proportions. Je crois pour ma part, que ce calice d’amertume nous le boirons tous jusqu’à la lie…
Abidjan, le 16 Juin 2018
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